Mein Kampf d'Adolf Hitler ou les écrits de Giovanni Gentile (le grand philosophe du fascisme italien) sont des sources primordiales pour comprendre l'histoire européenne du XXe siècle. De même, l'article de Vladimir Poutine, Sur l'unité historique des Russes et des Ukrainiens, publié en juillet dernier, joue un rôle essentiel dans la compréhension de ce début de XXIe siècle. Les crimes perpétrés par l'armée russe en Ukraine sont directement liés à la falsification historique promue par le maître du Kremlin. Il est primordial de démonter ces thèses trompeuses, avancées pour justifier l'actuelle invasion.

Le mythe du paradis perdu

Selon Poutine, "les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses (...) étaient unies par une langue (...), le pouvoir des princes de la dynastie Riourikides (...) et une foi orthodoxe." C'est faux.

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Les Russes et les Ukrainiens n'ont jamais été unis par l'orthodoxie. Les sources ecclésiastiques byzantines attestent qu'après le baptême orthodoxe du Grand Prince Vladimir Ier, en 988, le christianisme a encore du mal à s'implanter. Sur le vaste territoire de la Rous de Kiev, on compte alors à peine une demi-douzaine d'évêques - en comparaison, avant la conversion de l'empereur Constantin au début du IVe siècle, la seule Egypte romaine comptait une centaine d'évêques. Par la suite, au fil des siècles, le territoire ukrainien s'est révélé une terre de concurrence entre les christianismes grec et latin (représenté aujourd'hui par la communauté "uniate", de rite orthodoxe, mais rattachée au Vatican).

Avant le début de la conquête mongole, au XIIIe siècle, les Riourikides et des seigneurs de la guerre, qu'on appelle un peu rapidement les "princes", ont régné sur la majeure partie de ce qui est aujourd'hui l'Ukraine, la Biélorussie et la Russie. Mais ils ne cessaient de se faire la guerre. Après l'arrivée des Mongols, pendant presque trois siècles, des luttes fratricides ont opposé également les "collaborationnistes" et les "résistants" au khanat [royaume mongol]. Ainsi, Alexandre Nevski, le personnage historique préféré de Poutine, s'était-il allié à des troupes mongoles pour vaincre son frère "indépendantiste" Andreï, qui rejetait leur joug. On est loin de l'unification idéalisée par Poutine.

Une fidèle allume un cierge dans la cathédrale orthodoxe Saint Volodymyr presque déserte à Kiev le 18 avril 2020

Une fidèle allume un cierge dans la cathédrale orthodoxe Saint Volodymyr, à Kiev, le 18 avril 2020.

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En ce qui concerne l'idée d'une langue unificatrice, il s'agit, là encore, d'un produit de l'imaginaire poutinien. Même la langue de la liturgie n'était pas unique : si le grec était en usage à la cour des princes, le slavon avait cours lors des célébrations pour le peuple. Puis à partir du XVIe siècle, le clergé orthodoxe en Ukraine a adopté la langue polonaise. Cette décision n'était pas le fruit d'un complot contre la Russie d'agents étrangers, comme Poutine le sous-entend, mais un choix pratique dans une bataille pour les âmes qui opposait alors l'église orthodoxe à l'église catholique. Le paysan ukrainien, avant la fin du servage, au milieu du XIXe siècle, n'a ainsi jamais été russifié. A l'ouest du Dniepr, celui-ci continuait à parler l'ukrainien, dans la partie longtemps sous influence polonaise, pour autant conquise par l'Empire russe.

L'anti-Russie, une arme contre l'Ukraine

Après son étude ethnologique abracadabrante, Poutine développe une théorie complotiste : "Pas à pas, l'Ukraine a été entraînée dans un jeu géopolitique dangereux, dont le but était de faire de l'Ukraine une barrière entre l'Europe et la Russie, un point d'appui contre la Russie. Inévitablement, le moment est venu où le concept 'l'Ukraine n'est pas la Russie' ne convient plus. Il a fallu un projet d''anti-Russie', que nous n'accepterons jamais." Pour l'ancien agent du KGB, il s'agit d'une machination "occidentale", qui est parvenue à faire que "les présidents, députés et ministres [ukrainiens] changent, mais l'orientation vers la séparation avec la Russie, vers l'inimitié avec elle, reste inchangée", ce qui met en péril la "véritable indépendance" de l'Ukraine.

Tout ceci est aussi faux que délirant. Ce concept d'"anti-Russie" est apparu pour la première fois en 2010 sur le site de la Fondation de la perspective historique, dirigée par une ancienne parlementaire qui relaye des théories complotistes, avec une vision du monde impérialiste. Avant celui de l'Ukraine, c'est le gouvernement géorgien qui était alors accusé de mettre en oeuvre ce projet "anti-Russie". Selon les auteurs, "l'essence de ce projet est de créer un centre politique dans l'espace post-soviétique qui soit une alternative au centre traditionnel représenté par Moscou" pour "éteindre toute intégration et influence russe".

Des Ukrainiens rassemblés le 2 mars 2014 sur le Maïdan à Kiev

Rassemblement le 2 mars 2014 sur la place Maïdan à Kiev.

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Concernant la "séparation" déplorée par Poutine lui-même entre la Russie et l'Ukraine, le paradoxe est qu'il en est le premier responsable. C'est sous son leadership que les relations entre les deux pays n'ont cessé de se dégrader. D'abord à la suite de la "révolution orange" de 2004 et la victoire de Viktor Iouchtchenko, victime d'un empoisonnement, sur le favori de Moscou, Viktor Ianoukovitch. Puis, dix ans plus tard, lors de la révolution de Maïdan déclenchée pour sortir de la tutelle russe incarnée par le même Ianoukovitch, devenu président, avant l'annexion de la Crimée et l'organisation de rébellions sécessionnistes dans différentes régions. Finalement, un seul projet : celui, "anti-Ukraine", mené par le Kremlin.

L'Ukraine, une prétendue fiction

Le patron du Kremlin dévoie ensuite la toponymie, en affirmant que l'Ukraine serait la "Petite Russie" (Malorossia) : "En 1686, l'Etat russe a incorporé la ville de Kiev et les terres situées sur la rive gauche du Dniepr, y compris la région de Poltava, la région de Tchernigov et Zaporojié. Leurs habitants sont réunis avec la majeure partie du peuple orthodoxe russe. Ces territoires sont appelés Petite Russie."

C'est faux. Cette expression de "Petite Russie" a justement été introduite par le patriarcat de Constantinople pour marquer une différence : en 1458, sur demande des princes lituaniens, il créait pour les sujets chrétiens de rite grec une province ecclésiastique autonome, Mikra Rosia (Petite Russie), par opposition à celle qui était regroupée autour de Moscou, et baptisée Megalè Rosia (Grande Russie).

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Poutine avance par la suite que "l'Ukraine moderne est entièrement la créature de l'ère soviétique". Le voici alors qui répète quasiment le passage du discours du 31 octobre 1939 du ministre des Affaires étrangères de Staline, Molotov, qualifiant la Pologne de "créature monstrueuse du traité de Versailles qui ne vivait que de l'oppression des nationalités non polonaises". Exactement, donc, comme aujourd'hui l'Ukraine "nazie", selon Poutine, "vit aux dépens des russophones ukrainiens". On voit la logique : si l'Ukraine, comme la Pologne il y a quatre-vingts ans, est une création artificielle, son invasion est justifiée.

L'histoire de l'Ukraine selon Poutine contredit tous les faits établis. Vouloir les effacer conduit à s'en prendre aux populations qui sont les produits mêmes de cette histoire, jusqu'au meurtre et à la guerre. Car il s'agit pour le maître du Kremlin de se débarrasser de la nation ukrainienne. Et d'avancer vers un paradis perdu, fantasmé, qui a tout d'un enfer.

*Lasha Otkhmezuri, historien, est professeur invité à l'université d'Etat de Louisiane Shreveport. Il a écrit, avec Jean Lopez, Grandeur et misère de l'Armée rouge (Seuil, 2011) une biographie du maréchal Joukov (Perrin, 2013) et un ouvrage sur l'opération Barbarossa (Passés composés, 2021).