L’ouragan Zaho de Sagazan

Elle se surnomme « petite tempête », voue un culte à Barbara et remplit les salles de concert partout en France. Mais comment l’artiste de 24 ans est-elle devenue un phénomène culturel ? Antoine Cheltiel lui a posé simplement la question.
Zaho de Sagazan
Zaho de Sagazan rencontre un succès fulgurant mais n’a qu’une ambition : rendre les gens heureux.Arno Lam

Longtemps, elle s’est interdit d’y toucher, osant à peine s’en approcher. Un peu comme si elle n’était pas digne des mélodies qui s’en échappaient. À 10 ans, elle avait bien tenté de s’y confronter mais elle n’avait éprouvé aucune émotion. Et puis, à l’âge des premiers tourments, alors qu’elle n’avait plus goût à rien, le piano noir désaccordé du salon est réapparu. Un jour qu’elle écoutait en boucle Tom Odell dans sa chambre, elle a commencé à plaquer des accords en répétant des paroles. « J’ai compris à ce moment-là que j’avais trouvé un compagnon et que je ne m’ennuierai jamais plus. »

Zaho de Sagazan me raconte cette histoire un après-midi de printemps, dans un joli pavillon de Seine-et-Marne, en banlieue parisienne. Vêtue d’un ample costume beige, assise dans un fauteuil de jardin, elle roule une cigarette en souriant de sa bonne fortune. Le public l’adule, la critique l’encense, les récompenses tombent les unes après les autres : deux prix aux Music Move Europe Awards, quatre Victoires de la musique (révélation féminine, révélation scène, meilleur album, chanson de l’année), un disque de platine. La presse internationale la compare déjà à Dua Lipa ou Stromae. Quand je l’interroge sur son succès, elle élude, modeste, en citant le grand Jacques Brel : « Le talent, c’est de la sueur. » Avant de poursuivre : « J’étais persuadée que si je transpirais comme une dingue et que je donnais tout, avec un peu d’intelligence et beaucoup de persévérance, j’y arriverais. »

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Elle est née à Saint-Nazaire en 1999. Précisément le 28 décembre, alors que la « tempête du siècle » sévit depuis deux jours. Un signe du destin ? « Je ne crois pas trop à ce genre de choses », sourit-elle, tout en admettant que l’inspiration de la chanson La Symphonie des éclairs lui est sans doute venue de là. Si « petite tempête » est son surnom, Zaho de Sagazan est bien son nom, tout en assonances et en allitérations, comme un souffle poétique. Ses parents avaient trouvé les prénoms de leurs trois premières filles dans des bandes dessinées. Pour Zaho et sa jumelle, Kaïta, ils ont demandé l’approbation aux aînées. On a connu des méthodes plus « conventionnelles », admet-elle. Mais les conventions, c’est bien le cadet des soucis dans cette famille.

Le père, Olivier de Sagazan, issu d’une lignée aristocratique, s’est vite affranchi du carcan des traditions et de son milieu d’origine. S’il est aujourd’hui un sculpteur et un plasticien reconnu, son succès a tardé à se dessiner. « Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas, on mangera des lentilles et on sera très heureux », lui répétait Gaëlle, son épouse, institutrice, quand il gagnait à peine 300 euros par mois. « Ma mère est mon exemple de tous les jours, confie Zaho. C’est un modèle d’intelligence sociale et d’empathie. Elle pense aux autres avant de penser à soi. »

À Saint-Nazaire, au début des années 2000, les Sagazan se font remarquer pour leur mode de circulation : ils se déplacent en ville dans un grand camion repeint de toutes les couleurs. Tant pis pour les enfants qui auraient préféré être « comme tout le monde ». Les voisins les surnomment « les zinzins de Sagazan ». Il faut voir la maison, entièrement décorée par le père : entre les murs de glaise se trouvent une cheminée en fer, des plantes grimpantes et des bottes de foin. « Quand tu es jeune, tu as qu’une envie c’est de ressembler à tout le monde, reconnaît-elle. Tu rêves d’une maison meublée Ikea. » Mais l’atmosphère est chaleureuse, la liberté totale, et les amis, accueillis à bras ouverts. Pas l’anarchie mais pas très loin. « C’était le squat permanent, raconte-t-elle. Dans ma chambre, on était 15 à se retrouver pour fumer et discuter. Et il y en avait toujours un qui se retrouvait à parler avec ma mère autour d’un thé pour refaire le monde. » On apprend aux enfants des règles simples : manger sainement, s’endormir tôt, faire du sport. Mais aussi s’intéresser à tout, entretenir la créativité, développer son esprit critique. Quel que soit le sujet, les cinq filles sont incitées à donner leur avis. Et, en l’absence de télévision, c’est la musique qui règne dans le foyer. « On l’écoutait toujours à fond. » Dans le salon, d’énormes matelas posés sur le sol servent de piste de danse aux enfants. La bande-son n’est pas figée : on aime Vivaldi, Bach, Schubert, mais aussi Janis Joplin, Led Zeppelin, les Pink Floyd. Ou Koudlam, Michel Legrand – Peau d’âne en tête –, sans oublier Diam’s, dont Zaho et ses sœurs connaissent les chansons par cœur.

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De Woodkid à Aznavour

En évoquant ces souvenirs, elle se saisit de son téléphone, enthousiaste : « J’ai retrouvé ça récemment. C’est une musique envoûtante, l’une de celles qui m’ont le plus marquée. » Elle lance la bande originale des Aventures de Pinocchio de Walt Disney, puis se met à chantonner. Ses mouvements de mains, précis et agiles, me rappellent qu’elle a longtemps fait de la danse classique et contemporaine, avant de tout envoyer valser au milieu du collège, au moment où son équilibre a soudain vacillé. Un mot sur cette période que l’on appelle souvent « l’adolescence », par pudeur ou incompréhension. Pour Zaho, le concept se traduit par une période d’intense mal-être et de boulimie. « J’ai pris 15 kg en un an et demi. Je faisais du 42 alors que mes sœurs s’habillaient en 36. J’étais persuadée d’être énorme, je me trouvais immonde. » Perte de confiance en soi, légère dérive, et le sentiment d’être prisonnière d’un corps méconnaissable. Les mots lui manquent. Ils viendront plus tard. En écrivant La Symphonie des éclairs notamment : « Elle ne savait pas parler autrement/Qu’en criant tout bas/ pas faute d’essayer/De les retenir, ces cris et ces larmes... »

Pour écrire, il suffit de regarder, et poser les bonnes questions », dit Zaho de Sagazan.

Arno Lam

Heureusement, le piano est là. Elle travaille durant des heures, sans relâche, obstinément, comme elle le fait à l’école, où ses notes culminent au-dessus de 18. Elle s’entraîne et interprète toutes sortes de répertoires. Aznavour, Maxime Le Forestier, Woodkid... Pour ses premières vidéos de reprises postées sur les réseaux sociaux, elle veut que tout soit irréprochable. Elle ne se contente pas des encouragements de ses amis. Il lui faut aussi une diction impeccable et apprivoiser cette voix « bizarre et trop grave, plus grave que la plupart des garçons. Différente quoi ». Une conviction se dessine : le piano sera sa vie. Elle s’inscrit au lycée Aristide-Briand de Saint-Nazaire, réputé pour sa section musicale. Là, une rencontre va changer sa vie. La Nantaise Lucie, de deux ans son aînée, l’entend un jour chanter dans la salle de répétition. Une révélation. « Lucie y a cru très fort, très vite », glisse la chanteuse. À l’époque, celle qui deviendra sa manageuse se dit déjà que sa camarade a quelque chose de spécial. Elle l’incite à monter sur scène, à l’occasion d’un concert organisé par le lycée. Ce jour-là, dans le théâtre de la ville, Zaho interprète La Bonne étoile de M. Le public est aux anges. « J’ai éprouvé un intense bonheur », se souvient-elle.

Après le bac, elle part à Nantes suivre des études de gestion des entreprises et des administrations. Hors de question de compter sur qui que ce soit pour subvenir à ses besoins : elle prend aussi un job d’auxiliaire de vie. À domicile ou en Ehpad, pendant un an, elle aide les personnes âgées dans leurs tâches quotidiennes. Les nourrir, les laver, les habiller. Les écouter aussi. « Je donnais toute mon énergie pour avoir ne serait-ce qu’un sourire qui souvent n’arrivait pas, mais j’avais au moins la satisfaction de savoir que la personne dormirait dans des draps propres, explique-t-elle. Cette expérience a été une grosse claque, qui m’a permis de comprendre la chance que j’ai. » Lors de son triomphe aux « Victoires de la musique », elle a dédié ses récompenses « à tous les gens dans le monde qui essaient de faire du bien, et qui ne reçoivent ni prix ni applaudissements ». Avec le recul, elle en est certaine : « La gentillesse est la plus grande des qualités, la plus dépréciée aussi. »

À Nantes, où elle vit toujours – « Pour le moment je n’ai aucune envie de m’installer à Paris », dit-elle –, tout s’est joué au CafK, bar du centre-ville et QG de sa bande. Un poste d’observation aussi, où elle va puiser son inspiration. « Nul besoin d’avoir vécu beaucoup pour raconter beaucoup. Il suffit de regarder, de poser les bonnes questions », assure-t-elle. Avant d’ajouter : « Si on apprenait que de nous-mêmes, on n’irait pas très loin. Le plus important, c’est la compassion et de se mettre à la place des autres. »

L’aveu de Nicolas Ghesquière

Ainsi sa chanson Je rêve s’inspire de la rencontre, un soir, dans un café, d’une jeune femme qui vient de perdre son mari dans un accident de voiture, quelque temps après la naissance de leur enfant. Cette histoire l’a bouleversée puis interrogée sur l’acceptation du deuil et la puissance des rêves pour échapper à la réalité. Comment écrit-elle ses morceaux ? Parfois la mélodie vient la première, d’autres fois, ce sont les mots, ou alors tout arrive en même temps. La seule constante, c’est la présence du piano. Mais « ce n’est pas parce que je suis assise devant les touches que la chanson jaillit. Je vais la chercher longtemps, loin. » À l’écouter, tout ce qu’elle écrit n’est pas bon. « Je ne me contente jamais d’une rime. Ce n’est pas parce que ça rime que c’est bien. » C’est « l’exigence de continuer à chercher et l’intelligence de bien savoir trier » qui, à son avis, font la différence.

Son modèle d’écriture, celle qu’elle admire le plus, c’est Barbara, dont elle a joliment interprété la chanson Vienne. « Chez elle, il n’y a jamais un mot de trop. » Elle rêve d’atteindre cette pureté, quitte à passer des nuits sur un texte. À l’instar de son idole, elle aimerait que son univers musical et l’atmosphère émanant de ses chansons soient immédiatement reconnaissables. « La voix est la musique de l’âme », avait coutume de dire Barbara, affirmant ainsi la grandeur de cette expression artistique. Et, contrairement à Gainsbourg en son temps, Zaho considère que la chanson figure au rang des arts majeurs. « L’artiste est là pour rappeler que la vie est belle. Alors j’essaie de transmettre ma sensibilité pour donner de la joie aux gens. »

« La voix est la musique de l'âme, assure-t-elle en citant son idole Barbara.

Arno Lam

De la joie, il en est un à qui elle en a donné beaucoup. Quelqu’un dont le milieu lui paraissait, avant qu’il ne la contacte, « complètement superficiel ». Un jour, Nicolas Ghesquière, le directeur artistique de Louis Vuitton, lui écrit pour lui faire un aveu : c’est en écoutant son album qu’il a créé sa nouvelle collection. D’ailleurs, il souhaiterait l’inviter à son prochain défilé. Zaho, qui a l’habitude de jouer en public avec des vêtements chinés chez Emmaüs, accepte. Grande rencontre : pour la première fois, elle découvre que les vêtements peuvent être une source de bien-être. Elle accepte que ses chansons accompagnent un défilé du couturier. Nicolas Ghesquière lui a depuis dessiné ses tenues de scène, afin qu’elle soit à l’aise dans ses mouvements et puisse donner sa pleine mesure en concert.

Quand je lui demande où elle voit son avenir, Zaho répond être « très épanouie à Nantes » mais qu’elle pourrait « vivre n’importe où ». Elle reste viscéralement attachée à Saint-Nazaire : « On décrit souvent ce port comme une ville morte, mais c’est tout le contraire ! » Malgré la pluie et la grisaille, elle en parle comme d’un « petit paradis », avec ses vastes plages de sable, et la « poésie » qui naît de l’union du béton, écho des ravages de la guerre, et de « l’horizon sans fin de la mer ». Elle s’imagine aussi vivre un jour à Berlin, notamment pour sa scène électro. Il y aura peut-être un album de rock, un EP de techno allemande, et même un piano voix. Ce qu’elle veut avant toute chose, c’est « rendre les gens heureux ». Qu’en est-il de son bonheur à elle ? Elle avoue avoir parfois envie d’éteindre Instagram, regarder une série, ne rien faire pendant une semaine, mais se reprend aussitôt : « Je vis une histoire d’amour avec la musique et mon piano. Je n’ai pas l’impression de sacrifier quoi que ce soit. » Et de conclure, dans une volute de fumée : « Je vis mon rêve, et c’est fantastique. »