Un rapport édifiant décrypte la place des bots russes dans les élections législatives françaises

En examinant des millions de publications sur les réseaux sociaux, des chercheurs ont mis en évidence des tentatives de déstabilisation massive du scrutin français en provenance de la Russie. Explication de leurs méthodes.
Vladimir Poutine le 20 juin 2024.
Vladimir Poutine le 20 juin 2024. (Photo by Contributor/Getty Images)Contributor/Getty Images

Une étude publiée ce dimanche 30 juin, dirigée par le directeur de recherche du CNRS David Chevalarias, a analysé les stratégies d’ingérence numérique orchestrées par la Russie depuis 2016 et leurs répercussions sur les législatives actuelles. L’objectif du Kremlin ? Affaiblir le front républicain face à l’extrême droite, afin de « destructurer la société française de manière systémique et provoquer une transition vers une société fermée ou une démocratie illibérale. »

Dans ce contexte de reconfiguration de l’espace politique, les chercheurs affirment que les efforts du Kremlin pour manipuler l'opinion publique sont sur le point de porter leurs fruits. David Chevalarias va jusqu’à dire qu’« à l’heure des législatives 2024, le Kremlin a rarement été aussi présent sur le territoire français », évoquant un nid d’agents russes en France, prêts à miner le soutien occidental à l'Ukraine et la determination de l'OTAN.

La proximité du Kremlin avec l’extrême droite française

L'étude a pour point de départ la convergence d’intérêts entre le régime de Vladimir Poutine et l’extrême droite française. D'après le chercheur du CNRS, l'utilisation de bots pour influencer les résultats des élections législatives est une étape cruciale dans la prise de contrôle de la France par des personnalités politiques moins hostiles au régime russe. Déjà, l'ingérence du Kremlin avait été prouvée lors de l'élection présidentielle de 2017 avec le piratage des serveurs de campagne d'Emmanuel Macron (#MacronLeaks).

Toujours selon le rapport, le Rassemblement national « n’a aujourd'hui jamais eu autant de candidats à avoir entretenu des liens directs avec le Kremlin ou à avoir affiché publiquement des positions pro-Poutine. » Parmi eux, Pierre Gentillet, candidat RN dans la 3e circonscription du Cher, est mentionné comme faisant « partie des “piliers” du cercle Pouchkine » qui, selon une enquête de Street Press, accueillait des réunions avec Xavier Moreau, « propagandiste en chef du Kremlin pour la France ».

Diviser pour mieux régner

David Chevalarias, s’appuyant sur une base de données de 700 millions de messages émis par près de 17 millions d’utilisateurs, affirme qu’après avoir « préparé le terrain » entre 2016 et 2024, une communauté de bots « pilotée » par la Russie instrumentalise aujourd'hui la transformation du paysage politique français et la montée de l'extrême droite.

Depuis la dissolution de l'Assemblée nationale, les manipulateurs d’opinions sur les réseaux sociaux ne se positionnent ni à gauche ni à droite de l'échiquier politique, mais représentent une position « anti-système » en exploitant l'actualité de chaque camp. Cette communauté du chaos aurait émergé pendant la crise du Covid-19, autour de l’opposition aux mesures gouvernementales et « sous l’influence de leaders politiques français pro-Poutine, idéologiquement à l’extrême droite. »

Pour illustrer ce phénomène, le chercheur cite le compte @FRN sur X (ex-Twitter). Suivi par près de 254.000 personnes, il détient une « empreinte numérique très importante, entre Jean Luc Mélenchon et Kylian Mbappé » et un historique « typique d'un compte opéré par le Kremlin, ou du moins sous l'emprise de sa propagande. » Ce compte se positionnerait « au cœur de la passerelle » entre les différents blocs de l'extrême droite et La France insoumise. En fonction de l'actualité, il « se déplace » dans cette nébuleuse, pour tenter d'influencer chacune des deux communautés, tout en diffusant des théories du complot à l'aide de « vidéos soigneusement éditées ».

Profiter du contexte explosif

L’un des autres mécanismes privilégiés du Kremlin est l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien et la montée de l’antisémitisme et de l’islamophobie en France. En plus d’actions sur la sphère numérique, le régime de Poutine aurait cette année agi directement sur le territoire français, en orchestrant l’affaire des tags d’étoile de David et celle des mains rouges sur le Mémorial de la Shoah.

Selon les termes du rapport, par ce procédé « deux courants contraires sont amplifiés : le pathos des personnes préoccupées par le sort des Palestiniens et la montée de l’islamophobie ; et le pathos de celles préoccupées par le sort des Israéliens et la montée de l’antisémitisme. »

Autre exemple : le rapport identifie la manière dont ces ingénieurs du chaos (cf. le titre du livre de Giuliano da Empoli) amplifient le terme « islamo-gauchisme » depuis le premier jour de la campagne des législatives, afin de discréditer les candidats de gauche et réaliser ce fameux « renversement du front républicain ».

Une stratégie de longue haleine

Autre aspect intéressant du rapport : sa mise en perspective chronologique. Pour l'illustrer, David Chevalarias cite le proverbe de prédilection du KGB « la goutte d’eau creuse la pierre, non par force, mais en tombant souvent. » Selon lui, « ces stratégies de basse intensité, pilotées ou influencées pour la plupart par le Kremlin, se déploient sur des échelles de temps trop longues pour que les acteurs du débat en aient conscience ». L’objectif est ainsi de déstabiliser la société de manière structurelle, et l’avènement de l’ère numérique aurait permis cette stratégie via « l'introduction de virus médiatiques capables de s'auto-entretenir et s'auto-reproduire. »

D’après Tomas Schuman, ancien du KGB cité par le rapport, l’opération idéologique du Kremlin se diviserait en 4 étapes différente : la démoralisation (15-20 ans), la déstabilisation (2-5 ans), la crise (2-6 mois) puis la normalisation. Selon cette chronologie, la France se situerait entre l’étape 2 et 3.

Nuances

Bien que le rapport s’appuie sur des millions de publications et que les tentatives d’ingérences étrangères ne fassent aucun doute, l’efficacité réelle de ces procédés demeure difficilement quantifiable. David Chevalarias reconnaît dans la conclusion de son rapport qu’on ne peut attribuer la situation politique actuelle à un unique acteur, car comme il le souligne « les Français ou leurs gouvernements successifs sont par ailleurs tout à fait capables de se tirer une balle dans le pied tout seuls. »