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Rencontre avec Sofia Coppola : “J’admire Priscilla car c’est elle qui a quitté Elvis”

Priscilla sera diffusé ce mardi 27 août à partir de 21h07 sur Canal+. Vogue a échangé avec sa réalisatrice Sofia Coppola, lors de son dernier passage à Paris. Rencontre.
Sofia Coppola  Priscilla Photocall  The 80th Venice International Film Festival
© Franco Origlia / Getty Images

Sofia Coppola est de ses artistes qui n’intellectualisent pas leur processus créatif. Ils existent, bien que peu nombreux. Aux remarques des journalistes, qui pointent telle ou telle ressemblance entre ses films, elle s’étonne souvent : “Oh, je n’avais pas remarqué”. Comme si son cinéma était celui de l’inconscient. Difficile pourtant de voir dans les trajectoires de ses personnages féminins un destin inconscient, tant il est nourri par les mêmes étapes, les mêmes obstacles propres aux expériences féminines. C’est par exemple, dans Priscilla, diffusé ce mardi 27 août sur Canal+, une scène d’émancipation rythmée par le “I Will Always Love You” de Dolly Parton. À l’écran, une femme, Priscilla Beaulieu, quittant Graceland une bonne fois pour toutes. Au son, une femme aussi, et pas des moindres : Dolly Parton, compositrice et interprète du tube “I Will Always Love You”, qui elle-même était une admiratrice d’Elvis Presley. Plus encore : elle l’adorait. L’histoire veut que le “roi du rock’n’roll” ne soit pas passé loin de reprendre “I Will Always Love You”, ce qui rendait alors la chanteuse de country folle de joie. Or, la veille du fameux enregistrement, le manager d’Elvis Presley, plus connu sous le nom de “colonel”, appelle Dolly Parton, et exige d’obtenir les droits d’édition du morceau. Parton refuse et signe là l’un des choix les plus importants de sa carrière. Car c’est finalement Whitney Houston qui reprend “I Will Always Love You” en 1992. La chanson devient culte presque instantanément, et fait de Dolly Parton l’une des femmes les plus riches des États-Unis. Sofia Coppola avait-elle eu vent de cet imbroglio historique en choisissant la chanson culte de Parton pour clôturer son dernier film ? C’est la question qu’on regrette de ne pas lui avoir posé.

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Priscilla Jacob Elordi Cailee Spaeny © Philippe Le Sourd

Priscilla Beaulieu, un archétype du cinéma de Sofia Coppola

Nous sommes en 1985 quand le livre Elvis et moi sort aux États-Unis, presque dans l’indifférence générale. Écrit par Priscilla Beaulieu, avec l’aide de Sandra Harmon, ces mémoires retrace la relation controversée entre la jeune femme et le chanteur – sans doute les figures qui se rapprochent le plus de ce que l’Amérique a pu considérer comme un couple royal. La route de Priscilla croise celle d’Elvis alors qu’elle n’a que 14 ans et lui, 24. Elle emménage peu de temps après à Graceland, où elle termine son adolescence avant d’épouser celui qu’elle considère encore, en 2023, comme “le grand amour de sa vie”.

Elvis et moi, Sofia Coppola se souvient de l’avoir lu il y a quelques années : “J'ai été surprise de découvrir à quel point il était facile de s'identifier à elle. Bien que ce couple soit très célèbre dans la culture américaine, je ne connaissais rien de l’histoire de Priscilla. Je n'avais par exemple aucune idée qu'elle vivait à Graceland alors qu'elle était encore au lycée” explique-t-elle, de passage à Paris. Pourtant, Priscilla a tout de l’héroïne coppolesque, ou presque. De jeune adolescente à femme adulte, elle vit recluse dans une prison dorée. Ainsi, ses tourments, comme son ennui, sont en tout point similaires à ceux qui traversent les sœurs Lisbon de Virgin Suicides, ou bien à ceux d’une Marie Antoinette, comme une autre figure de la royauté : “Il y a une connexion entre tous mes films, c'est certain. Quand j'ai commencé à réfléchir à Priscilla, je me suis demandée si ce n'était pas trop similaire à Marie Antoinette. Mais pour moi, c'est différent : Priscilla voulait aller à Graceland. Elle a toujours le choix, et c'est d'ailleurs elle qui choisit de partir”.

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Il n’est pas difficile de trouver le point commun des héroïnes de Sofia Coppola en elle-même. Fille du cinéaste Francis Ford Coppola, elle passe son enfance sur les tournages de son père, éclatés autour du globe. Élevée dans un monde d’hommes, elle fait très tôt le choix de ne mettre en scène que des vécus féminins, parfois étriqués dans des cultures qui ne sont pas faites pour elles. Priscilla ne déroge pas à la règle, là où le personnage principal, incarné par une impressionnante Cailee Spaeny (récompensée par la coupe Volpi de la meilleure actrice à la Mostra de Venise), se voit coincé entre deux cultures masculines par excellence : la religion d’un côté, et le rock de l’autre. Perçue comme un symbole de pureté suprême par Elvis Presley, elle se voit refuser le droit de l’accompagner à Hollywood, où il profite de sa solitude pour la tromper allègrement. À peu de choses près, on peut trouver à la Priscilla de Coppola quelques ressemblances avec la jeune mariée incarnée par Scarlett Johansson dans Lost in Translation, reléguée dans sa chambre du Park Hyatt de Tokyo, pendant que son mari photographe disparaît pour travailler avec de nombreuses célébrités. Une relation fictive elle-même inspirée par le mariage de Sofia Coppola avec le cinéaste Spike Jonze, qui prend fin en 2003.

Philippe Le Sourd | ARP Distribution

Derrière les façades dorées, la violence

Du château Marmont dans Somewhere au château de Versailles dans Marie-Antoinette, sans oublier la villa de Paris Hilton dans Bling Ring, Sofia Coppola a développé à travers sa filmographie un goût certain pour ces lieux qu’elle perçoit comme des prisons dorées : “Qu'est-ce qu'il se passe derrière les apparences ? Quelle est la différence entre le conte de fées et la vraie vie ?” interroge-t-elle. Ainsi, les lieux sont filmés comme des personnages à part entière du récit. Dans le cas de Priscilla, la cinéaste a tâché de recréer à Toronto les murs de Graceland – en bien plus grand : “Je n'avais jamais fait ça, construire un décor de A à Z” confie-t-elle. Mais c’est le directeur de la photographie Philippe Le Sourd, avec qui Sofia Coppola collabore depuis son film Les Proies (2017), qui parachève l’atmosphère unique du lieu.

Ce qui se dissimule derrière le portail unique de Graceland, tel que l’écrivait Priscilla Beaulieu dans ses mémoires, et tel que le montre Sofia Coppola à l’écran, c’est bien la violence d’un homme impulsif, jouissant de sa propre domination sur son entourage : “Il m’attrapa par le bras, me poussa violemment sur le lit et m’expliqua avec de grands gestes que j’avais lancé les oreillers trop fort. Dans le feu de la démonstration il me cogna un œil” peut-on lire dans une scène d’Elvis et moi, que Coppola retranscrit fidèlement à l’écran. Les adaptations de la cinéaste le sont presque toujours, fidèles. Du Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides au Marie Antoinette de Evelyne Lever, la réalisatrice aime reprendre les dialogues des œuvres qu’elle adapte sur grand écran, parfois au mot près. Plus loin, Priscilla écrit : “Je n'ai compris que chose bien plus tard combien il était important pour lui de me montrer qu'il dominait toujours la situation. Chaque fois que j'exprimais mon opinion un peu trop brutalement, il me rappelait qu'il appartenait au sexe fort, et qu'en tant que femme je devais rester à ma place”.

Ken Woroner
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Cailee Spaeny in Priscilla

Un féminisme qui ne dit pas son nom

Faut-il voir en Priscilla un film féministe ? Sur la question, Sofia Coppola reste pudique. Son geste, l’est pourtant, et ce, depuis son premier film : mettre en scène des vécus féminins condamnés au silence par l’histoire. Comme une obsession qui court sur toute sa filmographie. C'est par exemple dans son court-métrage Lick the Star, qui montre une bande d’adolescentes fomentant l’empoisonnement de tous les garçons du lycée. Une action vengeresse et révolutionnaire tuée dans l’œuf par la rivalité féminine. Un récit qui fait écho aux Proies, un autre récit adapté par la cinéaste, dans lequel les membres d’un pensionnat de jeunes filles voient leurs existences bouleversées par l’arrivée d’un soldat blessé. Comme un sinistre rappel que les femmes ne peuvent jamais être victorieuses dans un monde régi par le patriarcat.

Pourtant, force est de constater qu’avec le temps, le cinéma de Sofia Coppola est devenu plus optimiste. Là où les héroïnes de Virgin Suicides étaient condamnées à une mort certaine, l’héroïne d’On The Rocks, un film sorti discrètement sur Apple TV + en 2020, retrouve son mari avant la fin du film, ses soupçons d’infidélités envolés. Dans cet héritage, Priscilla se place du côté des personnages optimistes, tant elle demeure toujours maîtresse de son destin. Dans cette histoire, c’est le départ de Graceland, qui fascine la cinéaste, bien plus que tout le reste : “Je l'admire beaucoup pour son courage d'avoir quitté Elvis, car finalement, c'est tout ce qu'elle connaissait”.

À mesure que les minutes passent l'échange avec Sofia Coppola digresse, de Priscilla, à ses films, jusqu'au dernières sorties cinématographiques de l’année. Elle regrette de ne pas avoir (encore) vu Anatomie d’une chute, de Justine Triet. Si l’héroïne incarnée par Sandra Hüller semble bien éloignée de celles de la réalisatrice américaine, elle nous inspire une ultime question : pourrait-on voir des femmes sombres et machiavéliques au centre des prochains récits de Sofia Coppola ? “Vous savez, j’ai failli adapter un roman d’Edith Wharton, The Custom of the Country. Il y a une femme tout à fait terrible au centre de l'histoire. Mais la société avec laquelle je travaillais ne comprenait que l'on fasse un film avec une femme aussi peu aimable au premier plan” confie-t-elle, sans nommer Apple TV+, qui devait financer le projet d’adaptation. “Je suis toujours plus intéressée à l'idée de mettre en scène des femmes. Je m'identifie plus facilement à leurs histoires. Et c’est d’autant plus intéressant si l’on peut voir toutes leurs facettes !” ajoute-t-elle.

Priscilla est un film qui lui-même n’a failli pas voir le jour, faute d’argent : “On a perdu des financements juste avant le tournage. C'était très compliqué, je ne vous le cacherai pas” explique Sofia Coppola. Si les films de la réalisatrice sont loin d’être des œuvres commerciales, on pourrait penser que seul son nom suffit à ouvrir toutes les portes du cinéma, et surtout celles des producteurs : “L’industrie cinématographique américaine est bien trop traditionnelle. Il faut remplir des cases, correspondre à des conditions très précises. Aujourd’hui, les gens regardent les algorithmes afin de savoir s’ils vont vouloir mettre de l'argent dans votre film. Je suis contente que des publics comme le public français existent encore. Vous êtes plus aventureux que nous”. Faut-il blâmer un système de production américain rance, ou des postes de décision encore et toujours occupés par des hommes qui n’ont que faire des récits qui ne les concernent pas ? Comme Sofia Coppola, nous laisserons la question ouverte, pour cette fois.

© Philippe Le Sourd | ARP Distribution

Priscilla de Sofia Coppola, avec Cailee Spaeny et Jacob Elordi, ce mardi 27 août à 21h07 sur Canal+.

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