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Visite guidée du palazzo d'Alessandro Michele à Rome

Nul doute que pour Alessandro Michele, les lieux ont une âme. Ce créateur italien qui est aussi un esthète romanesque. Il nous accueille dans son palazzo à Rome dont il a réveillé les splendeurs baroques avec son goût incomparable pour l’histoire de l’art. Visite comme une aventure…
Nul doute que pour Alessandro Michele les lieux ont une âme. Ce crateur majeur est aussi un esthète romanesque.
Alessandro Michele devant une vitrine remplie des objets qu’il collectionne, fioles de pharmacie anciennes ou porcelaines italiennes antiques…Photographed by François Halard, Vogue, December 2023.

Partout où il fait escale, Alessandro Michele se met en quête d’une maison, d’un lieu où se projeter, nourrir en son for intérieur des visions romantiques. Son goût le porte vers les beautés fanées, les lieux décrépits, chargés d’histoire, de grandeur perdue. C’est ce qui l’a conduit à se lancer dans une entreprise follement romanesque, la rénovation de l’un des bâtiments les plus mystérieux de Rome : le Palazzo Scapucci.

Le Palazzo Scapucci ou la maison privée d'Alessandro Michele à Rome

Une cheminée garnie de poteries rehausse l'entrée.

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Rome ensorcelante

Adolescent solitaire au début des années 1990, Alessandro Michele arpente sans relâche la Ville éternelle. Avec sa crête vert pétard, il est le seul gamin punk aux alentours. Il fréquente un lycée conservateur dans le quartier bourgeois de Trieste, où il se lie d’amitié avec une bande de copains anars. Rome est la toile de fond de leurs aventures, de leurs virées au Babylonia et au Dakota, deux lieux alternatifs, aujourd’hui disparus. Une techno assourdissante y résonne sans cesse, on y achète des Converse ou des Palladium barbouillées de peinture, des foulards indiens, des bijoux heavy metal, des tops en résille ou des fringues punk indus. Les marginaux de Rome s’y donnent rendez-vous pour écouter du son et échanger des idées.

Un lustre élaboré en forme de branche de chêne est suspendu dans le deuxième salon.

À l’époque, l’oncle d’Alessandro possède un atelier de restauration de meubles anciens, niché dans l’un des jardins de la Via Margutta. Là, il hume l’odeur de la colle, du mastic et rêvasse aux vies passées de ces tables et de ces fauteuils. Il musarde des heures à la Villa Giulia, le palais Renaissance qui abrite le Musée national étrusque, se perd dans ses jardins, explore l’antiquité préromaine. Le soir, quand ses camarades fréquentent les raves ou se réunissent sur les places du centre pour l’aperitivo, Alessandro contemple les toits et les dômes, à l’écoute des bâtiments. “Rome vous ensorcelle. Échevelée, elle ouvre ses bras à tous”, dit-il. Sa fascination va rapidement s’étendre aux objets, à l’art, aux livres et, bien sûr, aux vêtements. Au cours de ses huit années chez Gucci, il révolutionne la vénérable maison précisément grâce à cette faculté à recueillir les histoires inouïes, à cette passion pour les vies antérieures des artefacts, des monuments et des vivants.

Ci-dessus, une table d’appoint avec, entre autres, des vases attiques, apuliens, étrusques et de Delft, des chiens en porcelaine du Staffordshire et un bœuf en terre cuite.

“Je suis un médecin pour maisons endommagées et décaties, aime-t-il à répéter. J’achète des lieux dégradés ou à l’abandon, dont je pense qu’ils pourraient avoir besoin de moi.” Alessandro et moi discutons dans l’appartement rénové du piano nobile du palazzo. Il est assis sur un fauteuil période Tudor en velours bleu pétrole, de longues mèches sombres encadrent son beau visage. Quelque huit mois après avoir quitté Gucci, il a l’expression calme et posée de celui qui a tout vu, tout entendu et tout fait, simplement heureux de s’offrir enfin une pause. Même si restaurer une bâtisse vieille de 800 ans n’est pas forcément de tout repos.

Le Palazzo Scapucci est l’un des rares bâtiments de Rome à posséder sa propre tour médiévale. Au xve siècle, les édifices environnants abritaient le couvent du pape Sixte IV (durant les travaux, Alessandro a mis à jour des armoiries papales originales gravées dans les poutres). Plus d’un siècle plus tard, le Palazzo passe aux mains de la riche famille Scapucci. Dans ses Passages from the French and Italian Notebooks, de 1871, Nathaniel Hawthorne relate une légende les concernant. Les Scapucci auraient possédé un singe domestique. Ce dernier, rendu fou de jalousie par la naissance de leur enfant, aurait arraché le bébé à son berceau, avant de s’échapper au sommet de la tour, refusant d’en redescendre. Comme c’est souvent le cas en Italie, le jeune père paniqué invoqua alors la Vierge Marie, promettant, si l’enfant était sauvé, de conserver une lampe à huile perpétuellement allumée dans la tour en son honneur. Le miracle se produisit : l’animal descendit docilement et rendit le bébé. On dit que la lampe au sommet de la tour du singe brûle depuis lors.

Tout en me racontant l’histoire, Alessandro agite ses mains, ses bagues en or anciennes scintillant dans les airs. Pour lui, l’histoire est partout. “Je ne suis pas convaincu que le temps s’écoule comme le calendrier ou l’horloge l’indiquent, dit-il. Ces murs ont 800 ans, mais c’est mon présent. Je ne suis pas nostalgique. Je ne suis pas convaincu que ceux qui perdent la vie disparaissent. Nous laissons tous des traces profondes derrière nous.”

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Un coup de cœur immédiat

Esprit libre et subversif, le père d’Alessandro était farouchement opposé à l’idée de propriété. Il était membre de Lotta Continua, mouvement politique d’extrême gauche dans les années 1970, qui luttait pour donner un logement aux familles de travailleurs qui ne pouvaient payer leur loyer. “Ses convictions politiques étaient fortes, mais il aimait aussi la nature, explique le créateur. Je dirais que c’était un esprit païen, presque un animiste. Il nous emmenait dans les montagnes. On devait s’asseoir et écouter. Il nous disait : ‘Vous parlez trop, taisez-vous. Écoutez le vent qui passe dans les feuilles : c’est Dieu.’” Quand sa famille ne peut plus payer son loyer, tous déménagent dans un squat occupé par Lotta Continua dans le nord de Rome – une période formatrice décisive pour Alessandro.

“On partageait notre espace avec des familles inconnues, se souvient Alessandro. Ça a été ma première grande leçon de vie, j’ai appris à observer, à m’intéresser aux gens.” Aux heures indues de la nuit, des étrangers vont et viennent. Lorsque les adultes parlent, il s’assied dans un coin et écoute. “On croisait des prostituées, des dealers, des mères célibataires chassées de leur foyer. Des êtres humains extraordinaires aux visages extraordinaires. C’est là que j’ai compris à quel point il est important de savoir tendre la main.” Ce n’est pas un hasard s’il a choisi de vivre en face de l’église baroque de Sant’Antonio dei Portoghesi, fondée sur le site d’un ancien hospice pour pèlerins portugais, un lieu de charité. Il envisage d’ouvrir sa maison de campagne dans le nord du Latium à des résidences d’artistes. Chez Gucci, son bureau était déjà un lieu de convergence pour créatifs du monde entier désireux d’échanger des idées.

Quand Alessandro a visité pour la première fois l’appartement du Palazzo Scapucci, l’endroit était sombre et mal fichu, sans allure, avec de faux plafonds en polystyrène. “Partout, des pièces exiguës ouvraient sur d’autres pièces exiguës aux minuscules fenêtres. Mais je ne pouvais m’empêcher de revenir et de l’observer depuis la rue. Quand j’en tombe amoureux, je ne fais pas la cour aux maisons : je les stalke.” Il savait que l’acheter reviendrait à se lancer dans un gigantesque chantier, mais il a finalement décidé de se lancer.

Les anecdotes incroyables ne manquent pas au sujet de cette aventure. L’une des plus folles ? La mise à jour des plafonds d’origine : partout des gravures, des fresques, des insignes papaux, des fleurs de lys des rois de France et même un écusson aux armoiries de la famille Della Rovere. Alessandro passe des heures sur les échafaudages. “J’ai fait ami-ami avec le moindre centimètre carré de ce plafond, dit-il en riant, j’ai bien failli rendre dingue l’équipe de restauration.” Des cloches au loin sonnent paresseusement. À force d’évoquer des fantômes, nous avons perdu la notion du temps : c’est l’heure de la visite. “Sûre d’être prête ?”, me demande Alessandro en souriant. Bosco et Orso, ses chiens, remuent la queue.

Vue de la cuisine

La plus grande salle de séjour

Une salle de bains pour les invités.

Une collection de vases, de plantes en cuivre peintes et de figurines.

Après un deuxième salon, nous arrivons dans la cuisine, inondée du soleil romain de midi, qui caresse une belle collection de carreaux de Delft et de vitrines anciennes. Une volée de marches en marbre nous mène ensuite dans l’atelier bibliothèque, niché au sein de la fameuse tour du singe : “la plus belle pièce de la maison”, selon Alessandro. Il aime s’y retirer pour feuilleter des volumes de poésie. Des moments suspendus, méditatifs, durant lesquels il réfléchit aux prochaines étapes de son parcours. “Il est évident que j’ai besoin d’oxygène aujourd’hui, c’est d’ailleurs assez ironique : en lisant ces recueils de poésie, je suis captivé par l’espace blanc sur la page, ce qu’il révèle des mots qui l’habitent.” Il me lance un sourire malicieux : “Regardez ça.” Il ouvre alors un passage secret caché dans la bibliothèque, une porte pivotante, comme celles qui font rêver les enfants. Le bâtiment d’origine en regorgeait. Son dressing (il dispose de sa propre baignoire et d’une balustrade, mais aussi de portes vitrées ornées de tissus imprimés dessinés par Alessandro lui-même) possède lui aussi une discrète pièce dérobée.

Le deuxième salon avec ses lustres assortis.

Nous traversons la salle à manger, où la table est couverte de stylos et de livres, dont une épaisse anthologie de la défunte poète et musicologue Amelia Rosselli, pour atteindre ensuite la chambre à coucher, et le magnifique cadre de porte vénitien qui sert de tête de lit. L’atelier d’Alessandro, au bout d’une suite de couloirs, se révèle un work in progress, peuplé de cartons bien rangés, remplis de peintures indiennes sur verre ou de marionnettes. Alessandro extrait une louche de l’un d’eux. “C’est fou, j’ai commencé à ouvrir ces cartons l’autre jour et j’ai trouvé cette collection de louches. J’en ai tellement que même moi j’hallucine.” Nous grimpons quelques marches et passons devant un nombre incalculable de portes. “C’est sans fin”, lâche le maître des lieux tandis que nous gagnons la terrasse. L’orgue de Sant’Antonio dei Portoghesi, le plus ancien de Rome, se fait entendre. Au travers du touffu feuillage de plantes luxuriantes, nous apercevons les passants en contrebas.

La chambre à coucher, où un ancien cadre de porte vénitien fait désormais office de splendide tête de lit.

Si Alessandro est un noctambule, il aime aussi déambuler dans sa ville de jour. Même si, pour lui, c’est plus compliqué : le quartier est très fréquenté et on le reconnaît constamment. Il enfile donc une casquette et des lunettes de soleil, et nous allons boire un café au mythique Sant’Eustachio, qui sert le meilleur espresso du monde. Nous y évoquons son amour du cinéma et du théâtre. Il dit ne regarder que quelques films par an, “mais tous sont extrêmement importants” pour lui. Nous nous baladons, lentement, en nous attardant devant les librairies et les vieux théâtres. “Regardez, dit-il, désignant la façade maniériste de l’église Sant’Andrea della Valle. Rome est une ville faite de petits havres de paix cachés au milieu du chaos.” Alors que nous traversons le Corso Vittorio, un conducteur klaxonne et nous aboie dessus : Annamo un po ! (Bougez-vous un peu !) Alessandro rit. “Ma mère disait toujours que je vivais a mezz’aria, dit-il. Dans les nuages.” Dans l’église, la lumière filtre à travers les larges vitraux. Alessandro vient ici presque tous les jours, mais sa fascination demeure. “L’église à Rome est la plus grande scène du monde. Je suis comme un tueur en série avec ce lieu. J’y reviens toujours.”

Alessandro dans la salle à manger

Le Campo de’ Fiori, très animé, semé d’étals et de vendeurs de fruits qui semblent tous le connaître, est un autre de ses lieux de prédilection. Nous résistons à l’appel des sirènes du célèbre four à pizza bianca de la place, traversons la Piazza Farnese et nous asseyons enfin dans un restaurant de la pittoresque Piazza della Quercia. Après le déjeuner, toujours dans les nuages, il oublie son portefeuille sur la table, un aimable touriste nous court après pour le lui rendre. Il éclate de rire : “Vous voyez comment je suis ?” Alors que nous nous dirigeons à nouveau vers le Palazzo Scapucci, il médite : “Rome est là depuis des milliers d’années. Bientôt, nous ne serons plus là, mais elle restera. Rome vous séduit et vous met en garde : ‘C’est dur d’être avec moi. Je suis peut-être belle, mais je suis éreintante. Je ne travaille pas, et je vais te rendre la vie impossible.’ Ça me permet de relativiser.”

Réalisation Gianluca Longo.
Photographe François Halard.
Coiffure Carmen Di Marco et Mimmo Laserra.
Mise en beauté Tanja Friscic.
Production Kitten Production.

Adaptation par Hervé Loncan

Article initialement publié sur vogue.com

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