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Avec Lee Miller, Kate Winslet interroge le pouvoir politique des magazines féminins

Présenté en ouverture du Festival de Deauville, le Lee Miller d'Ellen Kuras, produit par et avec Kate Winslet dans le rôle-titre, s'impose comme un biopic aux contours traditionnels. Il parvient cependant à interroger l'héritage de la plus célèbre des photo-reporters du XXème siècle.
Lee Miller
©Roadside Attractions/Courtesy Everett Collection

Éminente contributrice de Vogue, Lee Miller a marqué le XXème siècle grâce à son regard audacieux, notamment en pleine Seconde Guerre Mondiale. Nom longtemps mésestimé du journalisme comme de la photographie, c'est seulement lorsque son fils, Antony Penrose, découvre son travail que Lee Miller accède à une certaine notoriété posthume. De ses trouvailles naît Les vies de Lee Miller, une biographie complète, aujourd'hui portée à l'écran par la directrice de la photographie Ellen Kuras (nommée aux Oscars pour son documentaire The Betrayal-Nerakhoon), qui signe ainsi son tout premier long-métrage de fiction en tant que réalisatrice, et retrouve Kate Winslet, avec qui elle a déjà collaboré en 2004 sur le tournage de l'inoubliable Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry.

Frappé d'une colorimétrie grisâtre, le film donne le ton : il ne s'agit pas ici de présenter l'aspect le plus frivole de la photographe, qu'elle va jusqu'à réfuter au cœur d'un dialogue avec l'artiste Roland Penrose (sous les traits d'Alexander Skarsgård), son second mari, mais une période bien précise de sa vie, entre 1938 et 1948. Une période marquée par la guerre, donc, et le besoin, urgent, de se sentir utile. Présenté en ouverture du Festival du film américain de Deauville ce vendredi 6 septembre 2024, le film permet ainsi de mettre en lumière son travail, tout en soulignant les luttes internes aux publications féminines pour être prises au sérieux, dans un monde noyé par la misogynie.

© Elevation Pictures / Courtesy Everett Collection
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Les mille et une vies de Lee Miller

Malgré sa forme bien classique, propre aux biopics taillés pour les campagnes à Oscars, Lee Miller est loin d'être un film vide, ou complètement inintéressant. Au contraire, il a pour lui l'honneur de présenter une nouvelle facette de la vie de l'Américaine, que l'on a longtemps réduite à son statut de mannequin à New York, où elle fut “découverte” par l’homme d’affaires et magnat des médias Condé (Montrose) Nast, qui, selon la légende, lui aurait évité de se faire renverser par une voiture et l’aurait ensuite propulsée sur les couvertures de Vogue. Mais bien vite par sa vie aux États-Unis, la jeune femme s’enfuit à Paris pour étudier la photographie (et le procédé de la solarisation) auprès de Man Ray. Elle devient sa collaboratrice, sa muse et son amante pendant plusieurs années, durant lesquelles elle se lie d’amitié avec Paul Éluard, Jean Cocteau

En 1942, Lee Miller devient correspondante de guerre pour Vogue UK et après le débarquement des alliés en Normandie, voyage dans toute la France, couvre la libération de Saint-Malo, celle de Paris et enfin l’effroyable découverte des camps de concentration de Dachau et de Buchenwald. C'est cette vie-là qui intéresse l'équipe du film Lee Miller, mis en scène par le détour d'une conversation (imaginaire) avec son fils, incarné par le génial Josh O’Connor, qui revient, le temps d'un rôle, vers la timidité maladive qui imprégnait son interprétation du prince Charles dans The Crown (série). Si la structure narrative a déjà été maintes fois employée à travers l'histoire du biopic, celle-ci se trouve là revitalisée par un montage malin que l'on doit au Danois Mikkel Nielsen (récompensé d'un Oscar pour son travail sur Sound of Metal). Dans Lee Miller, le montage choisit de toujours surprendre les attentes de son public. Les passages les plus forts sont coupés court, attrapant par là même le souffle des spectateur·ices. Une astucieuse manière de jouer avec les horizons que dessinent le film, mais qui permet également de lui ajouter une couche d'humour appréciable – notamment grâce au personnage de David Scherman (excellent Andy Samberg), photo-reporter du magazine Life et amoureux toujours éconduit par l'impétueuse Lee Miller.

Andy Samberg dans le rôle de David E. Scherman et Kate Winslet dans le rôle de Lee Miller.ph: Kimberley French / © Roadside Attractions / courtesy Everett Collection
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The Regime

Les magazines de mode sont-ils des terrains politiques ?

Dans Lee Miller, le passé de Ellen Kuras en tant que directrice de la photographie est palpable. La plupart de ses plans sont pensés comme des compositions à part entière, comme celui des retrouvailles de la photographe avec son amie Solange d'Ayen (Marion Cotillard) après la guerre, où leurs deux silhouettes, marquées par leurs dos voûtés, se trouvent écrasées par un plan large presque aussi vide qu'il est terne. Cette image, construite en miroir du récit, pêche parfois par ses choix trop évidents, comme l'incarnation de Kate Winslet, alourdie par l'ampleur du rôle qu'elle occupe, comme au péril de sa vie (l'actrice est également productrice du film). Pourtant, les gros sabots de Lee Miller ne viennent pas pour autant gâcher l'expérience du long-métrage, souvent brillant dans son écriture, travaillée par Lem Dobbs, Marion Hume, John Collee et Liz Hannah, d'après de la biographie d'Anthony Penrose. Les joutes verbales sont parmi les plus belles réussites du film, notamment lors de sa première scène, où le jeune journaliste se trouve pris au dépourvu par une Lee Miller vieillissante et franchement acariâtre.

L'un des passages les plus intéressants du film se niche toutefois pour nous (gageons que notre perception ne soit pas complètement objective), du côté du rôle des magazines féminins en pleine période de guerre mondiale. Rongée par le besoin d'agir, la Lee Miller de Kate Winslet se rue dans les locaux du Vogue britannique afin d'implorer sa rédactrice-en-chef, Audrey Withers, de l'envoyer au front. Pendant plusieurs scènes, le long-métrage s'applique à mettre en scène le déchirement vécu par les rédactions de mode, entre l'envie de proposer aux lectrices un échappatoire à leurs vies bouleversées, et l'urgence de rendre compte des horreurs perpétuées par la guerre – notamment par les femmes. Du fait de son genre, Lee Miller se voit refuser l'accès à certaines zones de guerre, et ainsi, contrainte d'explorer les seuls espaces qu'elle peut librement arpenter, où les femmes participent à l'effort de guerre. Son regard n'en ressort que plus affûté que celui de ses collègues masculins, ce que le film s'emploie à mettre en lumière en la plaçant aux côtés de David Scherman, qu'elle devance toujours de deux ou trois idées de mise en scène irrévérencieuse – la photo dans la salle de bain d'Adolf Hitler en est le meilleur exemple.

Il n'est pas anodin de proposer un nouveau récit sur la vie de Lee Miller, et d'en choisir une période si particulière. Au cœur des années 2020, les États-Unis, comme l'Europe, souffrent d'une montée presque inédite de l'extrême-droite et du fascisme, notamment nourrie par la désinformation. Mettre en lumière le parcours de Lee Miller lors de la Seconde Guerre mondiale, et des médias pour lesquels elle a pu travailler, fait ainsi office de piqûre de rappel. Une piqûre de rappel qu'assenait déjà Simone de Beauvoir à l'écrivaine Claudine Monteil (avant de devenir l'une de ses plus célèbres citations) : “N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant”.

Lee Miller de Ellen Kuras avec Kate Winslet et Marion Cotillard, le 9 octobre 2024 au cinéma.

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