En débarquant Alessandro Michele de sa direction artistique en novembre 2022, Gucci s’est placé au cœur des conversations. « A quoi ressemblera le “nouveau Gucci” désormais supervisé par Sabato De Sarno ? », a phosphoré le microcosme de la mode pendant des mois. L’indice initial est venu d’une photo publicitaire postée au cœur de l’été sur Instagram, où l’on reconnaît la mannequin Daria Werbowy posant dans la piscine de l’Hôtel Chateau Marmont. Peau au naturel, elle ne porte pas de maillot. Juste un volumineux collier en métal doré autour du cou. Une chaîne baptisée Marina, aux maillons tapageurs et massifs.
Grands, clinquants, exubérants : Gucci surfe sur la vague excessive qui fait virevolter les bijoux depuis quelques mois. Bagues dotées de pierres acidulées extralarges chez Marie-Hélène de Taillac, sautoirs en gros cœurs dorés chez Marie Lichtenberg, maillons volumineux en or chez Ilaria Icardi ou en argent chez Tiffany, pour sa dernière ligne baptisée Forge, lancée mi-octobre… Si le prêt-à-porter ne jure que par le quiet luxury (expression qui désigne ces vêtements luxueux mais sobres et passe-partout), à rebours, c’est comme si colliers, chaînes, bracelets et bagues gonflaient, claquaient, s’extrémisaient.
D’épais bijoux en or « sculpté »
Certains créateurs indépendants ont alimenté ce phénomène, comme Lauren Rubinski en France ou Beth Bugdaycay aux Etats-Unis. Cette dernière, installée à New York, a lancé sa marque, Foundrae, en 2015. A partir de 2018, elle acquiert peu à peu une renommée pour de grosses chaînes en or 18 carats (et pleines, donc pesantes et très chères, au-delà des 10 000 euros), parées de divers pendentifs premier degré : cœurs brillants, médaillons ailés, anneaux à initiales, gris-gris émaillés…
Une tendance dont s’emparent magazines et griffes de mode se lançant dans la joaillerie fine, tels Prada en 2022 avec des maillons et pendentifs triangulaires, ou Saint Laurent au printemps 2023, dont les mégabracelets tout en rondeur cohabitent avec des manchettes dignes de pharaons. « Ce type de produit volumineux cartonne, car il est à la fois une pièce-investissement », capable de conserver de la valeur lors d’une revente éventuelle, « et un bijou d’héritage qui pourra être transmis », observe Tanika Wisdom, acheteuse joaillerie pour la plate-forme Matches Fashion.
« Chez moi, la règle, c’est : rien de petit », tranche Lauren Rubinski, dont les bijoux épais en or « sculpté » sont, eux, creusés à l’intérieur pour être allégés. Elevée dans une famille où l’on faisait faire ses bijoux en Italie, cette Parisienne donne au moindre anneau basique une densité qui le bombe : « Le fin doit aussi devenir cossu et fastueux », décrète-t-elle. Ses clients aisés, qui dépensent entre 5 000 et 7 000 euros en moyenne par achat, « commencent souvent par une chaîne taille S, puis, très vite, se prennent au jeu, accumulent, demandent une taille supérieure ». L’effet est spectaculaire. « Il faut que l’on pense : waouh ! », dit-elle en citant pour modèles Jacqueline de Ribes ou Peggy Guggenheim, « des femmes fortes qui vivaient avec de gros bijoux ».
Audaces avant-gardistes
Un chic sixties ou seventies, en somme, que l’on détecte un peu partout. La chaîne Marina de Gucci, commercialisée à partir de janvier, est ainsi une réédition d’un design de la fin des années 1960, tandis que Dinh Van vient de décliner son fermoir menottes, inventé en 1976, en un pendentif XXL, en malachite ou lapis-lazuli. La seconde main voit frémir le même phénomène. « La tendance est à l’anti-bijou de peau, c’est-à-dire à l’apparat, aux pièces statutaires, remarque Charlotte Rey, la cofondatrice du site français Castafiore, qui agglomère aujourd’hui huit mille bijoux à la revente. On le voit dans la demande pour les bracelets et bagues Tank [massives et années 1940] ou les bracelets-ceintures aux mailles souples et serrées, larges comme des manchettes. »
Même les maisons au classicisme bon teint se redécouvrent volontiers un passé maximaliste. Ainsi, Chaumet propose jusqu’au 2 décembre dans ses salons de la place Vendôme, à Paris, « Un âge d’or », exposition surprenante mettant en scène son patrimoine de 1965 à 1985. Des bijoux flamboyants, broches en or dit « sauvage » – comme du magma dégoulinant –, chevalière façon tête de bélier en lapis, collier sculptural comme un mobile en miroirs… « En fouillant dans les archives, j’imaginais tomber sur une ou deux pièces de ce genre, mais j’ai été finalement ébahie par le foisonnement, raconte l’historienne du bijou Vanessa Cron, commissaire de l’exposition. Personne, à cette époque, n’a poussé aussi loin et longtemps que Chaumet de telles audaces avant-gardistes. »
Florentin passionné d’archéologie et installé à Paris, Marco Panconesi cite pour sa part des joailliers du XXe siècle, Elsa Peretti ou Joël Arthur Rosenthal, comme références. « J’admire chez eux cette aptitude à apporter de la pureté dans l’abondance : c’est tout le défi », résume celui dont les pièces fantaisie, fabriquées en Italie, restent plus abordables (de 100 à 500 euros environ). Pour sa collection automne-hiver 2023 en laiton, argent ou cuivre, quelquefois émaillés ou peints, lui a fait grossir chevalières entortillées et boucles en spirales qui s’accumulent au point de presque recouvrir l’oreille.
« Gros ne veut pas dire grossier, abonde Beth Bugdaycay, chez Foundrae. Un bijou doit pouvoir être hardi sans devenir vulgaire. » C’est, de fait, l’équation que cherchent à résoudre les créateurs contemporains. Lorgnant une clientèle féminine – qui compose l’essentiel du chiffre d’affaires –, ils évitent de réitérer platement les chaînes bling à maillons cubains, superposées à l’envi, dont des gloires du rap ou du hip-hop ont fait leur talisman dans les années 2000.
« Shoot de bonheur décalé »
« Faire dépouillé mais massif est l’un des défis les plus ardus : c’est l’envie de parvenir à la justesse de ces Italiens qui vous font chavirer les papilles simplement à partir d’une excellente sauce tomate », s’amuse Ana Khouri, qui ne vend que des bijoux ultraprécieux et uniques par le biais de sa marque, ou en série limitée chez la griffe de mode The Row. Ces derniers mois, cette Brésilienne s’est mise à augmenter le caratage des pierres (diamants, tourmalines…) et les a serties sur des colliers torques, épais et courbés, des bracelets sinueux réfléchissants, des grosses chaînes XXL pavées. « Malgré cette amplification, j’aspire à n’aller que vers des formes essentielles », glisse-t-elle.
Khouri n’est pas la seule à maximiser la haute joaillerie. C’est aussi le cas de l’élite créative – et aux tarifs colossaux – du secteur. Chez Dior, Victoire de Castellane a dégainé cette année un improbable collier de nacre, sur lequel des pierres multicolores dessinent arc-en-ciel, fleurs, nuages ou soleil. Mais c’est Claire Choisne qui a poussé le curseur le plus loin, dans sa dernière collection pour Boucheron, nommée More is More. « J’ai commencé la création, déprimée, en plein confinement anti-Covid, et j’ai voulu prendre le contre-pied, retrace-t-elle. D’où peu de contraintes et beaucoup de joie, qui, pour ma génération, rime avec “années 1980”. »
Bracelet boule piqué de tsavorites, bague en sphère emplie de saphirs jaunes ou en cube strié de diamants et titane, collier en boules de nacre façon rang de perles XXXXL ou parure rose bonbon en forme de Rubik’s Cube… Le clou du spectacle étant un collier pop aux maillons si larges – en or, titane et cristal de roche – qu’il tombe… sur les épaules ! « J’ai conscience de la radicalité du geste et de l’aspect clivant de cette collection, mais il faut le prendre comme un shoot de bonheur décalé qui fait du bien », défend Claire Choisne.
Avant de faire développer ces bijoux extrêmes, la directrice des créations a dû convaincre l’état-major de Boucheron et de sa maison mère, Kering. Une caméra a immortalisé cet examen, dans un documentaire signé Olivier Nicklaus, destiné à une future diffusion télé. On y voit François-Henri Pinault, le PDG de Kering, écouter la designer en train de présenter le propos de sa future collection et de plaider en faveur de ses croquis. Avant d’entendre l’homme d’affaires, un dessin à la main, interloqué par les propositions démesurées, hasarder : « Euh… C’est à l’échelle, ça ? »
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